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Le juge et l'écran

Le 11 octobre 2018
Le juge et l'écran
La garde des Sceaux vient de soumettre aux représentants de la profession d'avocat ses arbitrages et propositions sur le projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022 (PLPJ) examiné au Sénat en ce mois d'octobre. 

Ce texte, qui vise à faire "évoluer en profondeur" le fonctionnement de notre justice, comporte de nombreuses dispositions en matière pénale. Plusieurs d'entre elles inquiètent à juste titre les avocats, et plus particulièrement les avocats pénalistes, notamment celles qui renforcent encore (s'il en était besoin !) les pouvoirs du parquet au détriment de la défense. 

Depuis plusieurs mois, le Conseil National des Barreaux, qui représente les avocats français, lutte pied à pied auprès de la ministre afin d'obtenir le retrait de certaines des mesures les plus choquantes contenues dans ce texte aux vastes implications.

Il vient de remporter une victoire de taille avec l'abandon d'une des dispositions les plus surréalistes du projet : la possibilité donnée au juge de recourir à la visio-conférence pour le débat contradictoire préalable au placement en détention provisoire d'une personne mise en examen ... En d'autres termes, le gouvernement (ou plutot les magistrats qui tiennent sa plume dans les coulisses de la Chancellerie !), entendait permettre au juge des libertés et de la détention d'incarcérer un justiciable ... sans même avoir à le rencontrer ! Une caméra, un écran, un micro, un haut parleur et hop !!, l'affaire était dans le sac et le mis en examen dans sa cellule ! C'eut été tellement plus moderne ! Tellement plus simple ! Tellement plus économique ! Que la justice y perde son essence, et donc son âme, importait peu aux fonctionnaires appliqués de la place Vendôme. Il faut vivre avec son temps !

On objectera que la chose n'est pas nouvelle et qu'en France, on juge déjà à tour de bras par tuyaux interposés. Pour les prolongations de détention, pour les appels devant la Chambre de l'Instruction, pour les débats devant le juge de l'application des peines ... 

Certes ! Mais l'existence d'une procédure scandaleuse ne justifie pas sa prolifération ! Moins encore son application à l'une des phases les plus cruciales de la procédure pénale : celle où se décide, pour la toute première fois, le sort d'une femme ou d'un homme.

Place Vendôme, on n'y voyait cependant nul inconvénient. Mieux, on y trouvait de nombreux avantages, entre gain de temps et donc gain d'argent. De quoi ravir à la fois les fonctionnaires de justice et leurs collègues de Bercy. 

Malheureusement pour eux, mais pour le plus grand bien de notre démocratie, les avocats veillaient. La ministre a su les entendre. Qu'elle en soit remerciée. Il est cependant inquiétant qu'il ait fallu attendre que le CNB tire la sonnette d'alarme pour que Madame Belloubet et ses collaborateurs se souviennent que l'acte de juger, même en période de disette budgétaire et de repli sécuritaire, n'est pas une simple formalité mais un acte fondateur du pacte démocratique. 

Décider si une femme ou un homme passera plusieurs jours, plusieurs semaines ou plusieurs mois de sa vie dans les prisons de la République avant même d'avoir et jugé, n'est pas une simple affaire de formulaire et de tampon. On ne peut donc le faire à distance, devant un écran, sans appréhender le justiciable dans la plénitude de son humanité. C'est un acte grave, que ne pourra jamais accomplir le fonctionnaire orwellien. Celui-la ne sait pas ce que juger veut dire. Il se borne à regarder défiler des images sur un écran aseptisé.

Juger, c'est essayer de connaitre, c'est tenter de comprendre l'Autre, dans toute sa complexité. Prétendre réussir cette gageure en faisant fi de l'indispensable contact, physique autant que moral, qui fonde la relation humaine, c'est donc tout bonnement renoncer à juger. Mettre un écran entre le justiciable et le juge, c'est nier son humanité au premier et sa raison d'être au second.

Le dictionnaire de l'Académie Française nous apprend que le nom "écran" est dérivé du moyen néerlandais "scherm" qui signifiait "paravent". De fait, avant de désigner la nouvelle divinité cathodique, l'écran était d'abord et avant tout un barrage, une séparation. Un mot, nous dit la Bible du français, qui "désigne tout obstacle, naturel ou non, à la propagation de la lumière".

Placer entre le juge et le justiciable un obstacle à la propagation de la lumière, quel étrange paradoxe ! La garde des Sceaux, ministre de la Justice, aurait été bien inspirée de se replonger dans le vénérable ouvrage avant de rediger son projet de loi ! 

On ne relit jamais assez ses classiques. Et on n'écoute jamais trop les avocats !